Art et artisanat d’art : une distinction artificielle ?

Auteur.rice :

Lisa Millet

Date de publication :

27/2/2025

Jeremy Josselin pour Jeremy Maxwell Wintrebert

L’art et l’artisanat d’art partagent un socle commun : la création. Pourtant, une distinction persistante continue de les opposer, impactant la reconnaissance des artisans d’art et leur accès à certaines opportunités économiques et culturelles. Pourquoi ce cloisonnement demeure-t-il si rigide alors que de nombreux artistes s’appuient sur un savoir-faire manuel et que certains artisans d’art produisent des œuvres à haute valeur artistique ?

L’art et l’artisanat : une frontière floue mais persistante

Pourquoi oppose-t-on encore l’art et l’artisanat d’art ? Si les définitions du Larousse distinguent l’artiste comme “celui qui exerce un des beaux-arts” et l’artisan comme “un travailleur manuel qualifié”, cette distinction est de plus en plus remise en question.

De nombreux artistes ont d’abord perfectionné un savoir-faire technique avant d’être reconnus comme tels, prouvant que la maîtrise d’un geste est souvent le point de départ de toute expression artistique.

Auguste Rodin, par exemple, a commencé en tant que praticien chez d’autres sculpteurs avant d’être reconnu pour son propre travail. Longtemps considéré comme un simple artisan, il a peaufiné ses compétences en modelage et en taille de pierre, des gestes fondamentaux de son métier. Ce n’est qu’après des années d’apprentissage et de collaboration avec d’autres artisans qu’il a pu imposer sa vision artistique et révolutionner la sculpture moderne.

Pourtant, cette séparation perdure, notamment en raison de différences juridiques et fiscales qui impactent directement la reconnaissance et la viabilité économique des artisans d’art.

Une inégalité statutaire aux lourdes conséquences

L’un des exemples les plus frappants de cette distinction arbitraire est l’accès au 1% artistique. Ce dispositif, instauré en 1951, impose aux établissements publics de consacrer 1% du coût de leurs constructions à la commande ou l'achat d'une œuvre d'art contemporain. Or, les artisans d’art ne sont pas considérés comme des artistes et sont donc exclus de ce mécanisme, à moins d’adopter un statut supplémentaire d’artiste-auteur.

Ce parcours administratif dissuasif pose une question fondamentale : pourquoi une sculpture en verre soufflé d'un artisan d’art aurait-elle moins de valeur qu'une sculpture en bronze signée par un plasticien reconnu ? Ne devrions-nous pas juger une œuvre sur son impact esthétique et symbolique plutôt que sur le statut de son créateur ?

Autre différence majeure : la TVA. Les œuvres artistiques bénéficient d’un taux réduit de 5,5 %, alors que les créations des artisans d’art sont soumises à un taux de 20 %. Cette inégalité fiscale renforce une vision hiérarchisée de la création qui pénalise les métiers d’art, pourtant garants d’un savoir-faire ancestral et d’une créativité souvent inégalée.

Par ailleurs, l’achat d’œuvres d’art ouvre droit à des avantages fiscaux pour les entreprises. En effet, celles-ci peuvent déduire le prix d’acquisition d’une œuvre d’un artiste vivant de leur résultat imposable, à condition de l’exposer au public pendant au moins cinq ans. Ce dispositif encourage l’investissement dans l’art contemporain tout en excluant les artisans d’art, dont les créations ne bénéficient pas de ces incitations. Une discrimination qui freine la reconnaissance de ces métiers et leur intégration au marché de l’art.

Cet article a été réalisé bénévolement pour valoriser l'artisanat d'art français.
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Une reconnaissance limitée dans le marché de l’art

Malgré des initiatives encourageantes, de nombreuses galeries, musées et maisons de vente aux enchères restent réticentes à exposer les créations d’artisans d’art. Cette frilosité repose souvent sur des préjugés profondément enracinés : une œuvre façonnée par une main experte, maîtrisant un savoir-faire ancestral, serait-elle intrinsèquement moins noble qu’une création conceptualisée par un artiste ? Le statut juridique prime-t-il réellement sur la valeur esthétique et symbolique d’une œuvre ?

Des créateurs comme Marie Drouet, vannière, ou Jérémy Maxwell Wintrebert, souffleur de verre, défient pourtant ces classifications en proposant à la fois des luminaires et des sculptures. Leur travail est-il moins artistique dès lors qu’une ampoule y est ajoutée ? Cette différenciation arbitraire limite la visibilité des artisans d’art sur le marché de l’art contemporain et freine leur reconnaissance institutionnelle.

Nombre d’artisans d’art constatent que leur entourage ou les professionnels du secteur les qualifient spontanément d’artistes, tandis que l’administration et les marchés continuent à les enfermer dans un statut d'artisan. Cette dualité soulève une interrogation : l'artisan d’art serait-il un artiste qui n’a pas encore accédé à la reconnaissance institutionnelle ?

Vers une nécessaire évolution des mentalités

Les mentalités évoluent lentement. L’essor du slow made et l’intérêt croissant du public pour le fait-main ouvrent des perspectives nouvelles. Dans un monde saturé par la production industrielle, le travail des artisans d’art retrouve peu à peu ses lettres de noblesse.

Cependant, la reconnaissance pleine et entière de l’artisanat d’art dans le champ artistique passe par une refonte des statuts et des avantages fiscaux. La frontière entre art et artisanat d’art étant de plus en plus ténue, il devient urgent de moderniser la législation pour permettre à ces créateurs de jouir des mêmes droits et opportunités que leurs homologues plasticiens.

Pourquoi continuer à cloisonner ces deux sphères alors qu’elles se nourrissent l’une de l’autre ? Finalement, c’est peut-être à chaque créateur de définir lui-même son positionnement, sans se laisser enfermer par des classifications obsolètes.

L’histoire de l’art et de l’artisanat nous prouve que ces disciplines ont toujours été interconnectées. Il est temps que les institutions et le marché de l’art en prennent pleinement conscience et ouvrent leurs portes à ces créateurs d’exception.