Le réemploi du textile dans l’architecture et le design grâce à l’artisanat d’art
Date de publication :
6/2/2025
Création de Jérôme Blin, crédits Lisa Millet
Loin d’être un simple effet de mode, le réemploi textile dans l’architecture et le design s’impose aujourd’hui comme une nécessité face aux défis environnementaux et sociétaux. L’industrie textile est en effet l’une des plus polluantes au monde, avec une production annuelle dépassant les 100 milliards de vêtements et une empreinte carbone colossale. Dans ce contexte, l’artisanat d’art joue un rôle essentiel en proposant des solutions durables et innovantes, à travers le réemploi des tissus usagés.
Cette approche dépasse l’enjeu écologique : elle interroge nos habitudes de consommation, redéfinit la valeur des matériaux et met en lumière des savoir-faire souvent oubliés. Ainsi, en réintégrant le textile dans l’architecture et le design, les artisans ne se contentent pas de réduire les déchets, ils redonnent également du sens à la matière. Mais ce phénomène, bien que particulièrement visible aujourd’hui, n’est pas nouveau. L’histoire témoigne d’une relation ancienne et étroite entre le textile et l’architecture, des tapisseries médiévales aux expérimentations textiles contemporaines.
Depuis l’Antiquité, les tissus jouent un rôle essentiel dans l’aménagement des espaces de vie. Les premières civilisations utilisaient déjà des textiles pour habiller les murs, séparer les pièces et créer des ambiances chaleureuses. En Égypte, les tentures servaient à protéger du soleil et à embellir les palais, tandis qu’en Perse, les tapis étaient à la fois des œuvres d’art et des éléments fonctionnels destinés à réchauffer les intérieurs.
Le Moyen Âge marque un tournant avec l’essor des tapisseries murales en Europe. Ces immenses pièces tissées, souvent réalisées en laine ou en soie, deviennent un symbole de prestige pour les seigneurs et les églises. La célèbre tapisserie La Dame à la licorne, datant du XVIe siècle et conservée au musée de Cluny, illustre parfaitement cet usage décoratif et narratif. Outre leur aspect esthétique, ces textiles avaient une fonction pratique : ils amélioraient l’isolation thermique et acoustique des châteaux aux murs de pierre glaciale.
Avec l’émergence de manufactures prestigieuses comme les Gobelins sous Louis XIV, la tapisserie devient un art à part entière, prisé par les élites et les cours royales. Mais l’industrialisation et l’apparition de nouveaux matériaux vont progressivement reléguer ces pratiques au second plan. Aujourd’hui, les artisans d’art remettent ces traditions au goût du jour en intégrant le textile dans l’architecture contemporaine, cette fois avec une dimension écologique forte.
Loin d’être un simple retour aux pratiques anciennes, l’intégration du textile recyclé dans l’architecture contemporaine repose sur des techniques novatrices et des expérimentations audacieuses. Plusieurs artisans et designers explorent ainsi de nouvelles façons d’utiliser les fibres textiles pour structurer l’espace, améliorer le confort et enrichir le design intérieur.
Parmi ces artisans, Zélia Smith, installée à Lyon, joue un rôle clé dans la réhabilitation du textile usé à travers des techniques de réparation et de broderie d’art. Son travail s’inscrit dans la mouvance du visible mending (« raccommodage apparent »), qui valorise les traces du temps au lieu de les masquer. Grâce à des techniques comme le sashiko japonais, elle donne une nouvelle vie aux tissus en les enrichissant de broderies géométriques signifiantes.
Au-delà de la mode, son approche trouve des échos dans l’architecture intérieure. Par exemple, en utilisant d’anciens textiles récupérés et sublimés par la broderie, elle crée des panneaux muraux et des rideaux décoratifs qui deviennent de véritables éléments de design. Ces pièces racontent une histoire et s’intègrent dans un espace en lui apportant chaleur et texture, tout en interrogeant notre rapport à l’usure et à la transmission des objets.
Aurélia Leblanc est l’une des figures de proue de ce mouvement. Avec sa collection Jean Alternatives, elle donne une seconde vie à des jeans usagés en les détissant pour en récupérer les fils, avant de les retisser selon des techniques de tissage jacquard. Ce procédé permet de créer des étoffes d’une grande richesse visuelle et tactile, utilisées aussi bien en haute couture que dans l’aménagement intérieur. Sa collaboration avec Dior pour la collection 2021-2022 illustre cette fusion entre artisanat, innovation et exigence esthétique. Ce travail prouve que le réemploi textile n’est pas incompatible avec le luxe et que les matériaux recyclés peuvent atteindre un niveau d’excellence comparable aux matières neuves.
D’autres artisans repoussent encore plus loin les limites du réemploi textile en explorant des matériaux atypiques. Camille Routélous, par exemple, transforme les cheveux en fil textile, qu’elle associe à de la laine pour créer des pièces uniques. Son projet Confident, un paravent acoustique conçu pour l’exposition Humain, donner corps au design, interroge notre perception des matières et de l’espace. Ce mobilier modulaire permet de créer des zones d’intimité tout en offrant une isolation phonique naturelle, grâce aux propriétés isolantes des cheveux et de la laine.
Antonin Mongin, quant à lui, expérimente le cheveu sous différentes formes : tissé, tricoté, imprimé en 3D. Ses créations, allant des luminaires aux paravents, montrent que cette fibre perçue comme un simple déchet peut devenir un élément d’architecture d’intérieur d’une grande finesse. Ces initiatives démontrent que l’artisanat d’art, loin d’être figé dans le passé, est un laboratoire d’innovation où se réinvente la matière.
Cet article a été réalisé bénévolement pour valoriser l'artisanat d'art français.
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Le succès du réemploi textile a entraîné une confusion autour de certains termes, notamment le upcycling (surcyclage). Comme l’explique Marthe Duval dans une vidéo de sensibilisation, il est important de différencier le réemploi textile du simple embellissement. Pour elle, transformer un jean en veste en le déconstruisant et en le recousant diffère totalement du fait d’ajouter des perles sur une pièce existante, ce qui relève plutôt de la customisation.
Cette distinction est essentielle pour éviter le greenwashing (écoblanchiment) pratiqué par certaines marques qui s’approprient le discours du recyclage sans réellement transformer les matériaux. L’artisanat d’art, à l’inverse, se distingue par une véritable démarche de revalorisation de la matière, qui va au-delà de l’esthétique pour proposer une réflexion sur la durabilité et l’usage du textile dans nos espaces de vie.
Si le réemploi textile dans l’architecture et le design connaît un engouement grandissant, son intégration à grande échelle pose des questions. Peut-on industrialiser ces pratiques sans en perdre l’authenticité ? Comment concilier la production artisanale et les exigences du marché ?
Certaines grandes maisons de couture, comme Dior ou Schiaparelli, commencent à intégrer des textiles issus du réemploi dans leurs collections. Cette reconnaissance par l’industrie du luxe est un premier pas vers une démocratisation plus large. Cependant, le défi reste de taille : adapter ces techniques à une production plus vaste sans sacrifier la qualité ni l’éthique qui caractérisent le travail artisanal.
L’avenir du réemploi textile dans l’architecture et le design repose donc sur un équilibre entre tradition et innovation. Les artisans jouent un rôle clé en préservant et en réinventant des savoir-faire ancestraux, tout en répondant aux enjeux contemporains. Si l’histoire nous enseigne que le textile a toujours eu une place dans l’architecture, l’avenir nous montre qu’il pourrait bien y jouer un rôle central. Plus qu’une simple tendance, le réemploi textile s’impose comme une nécessité pour bâtir un monde plus durable et respectueux de la matière.