Relocalisation industrielle : une opportunité pour les artisans ?

Auteur.rice :

Lisa Millet

Date de publication :

31/1/2025

Lisa Millet pour Histoires d'Artisans chez Les Métalliers Champenois

Pendant des décennies, la désindustrialisation a été présentée comme un processus inévitable. La France, comme d’autres nations occidentales, s’est détournée de ses usines, convaincue que l’avenir se jouerait ailleurs, dans les services, la finance ou la recherche. Aujourd’hui, cette vision vacille sous l’effet des crises successives. La pandémie, la guerre en Ukraine et les tensions commerciales ont révélé la fragilité d’un modèle trop dépendant des importations. La relocalisation industrielle s’impose alors comme un impératif stratégique. Mais dans cette course au retour des usines, quel rôle l’artisanat peut-il jouer ? Est-il condamné à être marginalisé par un nouvel âge industriel ou, au contraire, cette réindustrialisation peut-elle devenir un levier pour les artisans ?

Relocaliser, mais comment ?

Anaïs Voy-Gillis, dans son ouvrage Pour une révolution industrielle, plaide pour une industrie plus résiliente, moins soumise aux fluctuations mondiales et mieux intégrée dans son territoire. Mais cette renaissance industrielle ne saurait être une simple copie du passé. Relocaliser ne signifie pas réimplanter des mastodontes industriels fonctionnant selon les logiques productivistes du XXᵉ siècle. L’enjeu est de réinventer une industrie adaptée aux exigences contemporaines, qui prenne en compte les impératifs écologiques, la souveraineté économique, mais aussi les aspirations des travailleurs. C’est dans cette perspective que l’artisanat pourrait trouver une place de choix.

L’industrie et l’artisanat, un lien vital

Loin d’être un secteur isolé, l’artisanat a toujours entretenu une relation étroite avec l’industrie. L’un des premiers enjeux de la relocalisation est la reconquête des matières premières et des outils de production, dont dépendent également les artisans. Aujourd’hui, nombre d’entre eux sont contraints de s’approvisionner en Asie ou au mieux en Europe, faute de fournisseurs français. Le verre, les pigments, les alliages métalliques, autant de matériaux essentiels qui ne sont plus ou trop peu produits en France et dont le retour sur le territoire permettrait d’alléger la dépendance des artisans aux importations. En retrouvant une industrie locale capable de leur fournir ces ressources, les artisans gagneraient en autonomie, réduiraient leurs coûts logistiques et pourraient proposer des créations véritablement ancrées dans une dynamique locale.

Mais au-delà de cette question d’approvisionnement, l’industrie pourrait aussi devenir une alliée pour l’artisanat, non plus comme un concurrent écrasant, mais comme une partenaire dans la recherche et l’innovation. Les industries en relocalisation cherchent à se distinguer de la production standardisée et bas de gamme qui domine les marchés mondiaux. Pour cela, elles doivent intégrer des savoir-faire de qualité, capables d’apporter une plus-value à leurs produits. Les artisans, experts des matériaux et des finitions, possèdent justement cette expertise précieuse. Déjà, certaines industries du luxe ou du design collaborent étroitement avec des artisans pour concevoir des pièces uniques ou en séries limitées, intégrant le geste manuel au sein même de leur processus de fabrication. La réindustrialisation pourrait ainsi favoriser de nouvelles formes de collaboration entre artisans et industriels, à condition que ces derniers reconnaissent la valeur de ces métiers et ne cherchent pas à les absorber dans une logique purement productiviste.

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Un artisanat intégré, mais sous quelles conditions ?

Toutefois, cette opportunité ne se concrétisera pas sans repenser profondément l’organisation du travail. Les artisans d’aujourd’hui ne se contenteront pas de reprendre les emplois d’ouvriers anonymes dans des chaînes de production standardisées. Formés à être créatifs et à concevoir des pièces uniques, ils aspirent à des missions qui valorisent leur capacité à innover et à imaginer. Le modèle des manufactures du XIXᵉ siècle, où l’ouvrier-artisan était réduit à l’exécution de tâches répétitives, ne saurait les séduire.

Si l’industrie veut attirer ces talents, elle devra leur offrir des perspectives nouvelles : des espaces de travail plus flexibles, la possibilité d’utiliser les ateliers en dehors des heures de production, un rôle actif dans la recherche et le développement. Certaines entreprises commencent à explorer ces pistes, proposant à leurs artisans-employés une semaine de quatre jours afin qu’ils puissent consacrer du temps à leurs propres projets et utiliser l’atelier pour les développer. Cette dynamique, qui s’apparente au modèle du designer-maker, pourrait devenir une nouvelle voie pour intégrer les artisans dans l’industrie sans les priver de leur indépendance créative.

Un modèle à double tranchant

Mais si la relocalisation présente des opportunités pour les artisans, elle comporte aussi des risques. L’un des plus grands dangers serait de voir l’industrie capter les savoir-faire artisanaux sans les valoriser pleinement. Il ne suffit pas d’employer des artisans pour faire de l’industrie un secteur respectueux des métiers d’art. Encore faut-il que leur rôle ne se limite pas à celui de simples exécutants. Trop souvent, la sous-traitance artisanale est envisagée comme une solution pragmatique, mais sans reconnaissance véritable du travail accompli.

Or, l’artisanat ne se réduit pas à une expertise technique ; il repose aussi sur une logique d’innovation et de transmission qui doit être intégrée dans la réflexion industrielle. Si la relocalisation veut réussir, elle doit inclure les artisans dès la phase de conception des produits, en les associant aux décisions stratégiques et aux processus de recherche.

L’autre défi est celui du prix. Produire en France coûte cher, et la tentation sera grande pour certaines industries de relocaliser uniquement les étapes à forte valeur ajoutée tout en conservant des segments de production à l’étranger. Pour les artisans, cette logique pourrait être un frein, les reléguant à un rôle secondaire dans les chaînes de valeur. Pour éviter cet écueil, des mécanismes de soutien pourraient être envisagés, comme un crédit d’impôt renforcé pour les entreprises industrielles intégrant des savoir-faire artisanaux dans leur production. À défaut, la relocalisation risque de ne bénéficier qu’aux grandes entreprises, laissant les artisans à la marge de cette dynamique.

Réindustrialiser autrement

La réindustrialisation de la France pourrait donc être une opportunité formidable pour l’artisanat, à condition qu’elle ne soit pas pensée uniquement sous l’angle de la production de masse. Relocaliser ne signifie pas reproduire un modèle dépassé, mais inventer une nouvelle manière de produire, plus respectueuse des compétences et des savoir-faire.

Loin d’être une parenthèse avant un retour au tout-industriel, cette transition peut ouvrir la voie à un modèle économique plus équilibré, où l’artisanat et l’industrie cesseraient d’être perçus comme des opposés pour devenir des partenaires. À l’heure où l’avenir de l’industrie se joue, il est essentiel de ne pas oublier les artisans. Car une industrie qui se relocalise sans eux ne serait qu’un demi-succès.

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